mercredi 5 décembre 2012

Une enveloppe de négatifs trouvés, ou le cluedo du collectionneur de photos trouvées (Pourquoi collectionner une mémoire anonyme ? La suite )



Anonyme, Isère, années 1920
Numérisation d'un négatif 6 x 6 cm





Une enveloppe de négatifs qu'on allait jeter à la fin d'une brocante près de Lyon m'a été confiée il y a quelques jours par Franck, un collègue de travail. Contrairement à l'album de famille qui recèle souvent au crayon ou la plume, de nombreuses indications (prénom, lieu, âge de l'enfant, date...) une enveloppe de négatifs ne livre que peu indices, et ceux-ci ne sont contenus que dans l'image (les précieuses indications qui figurent parfois au dos du tirage font aussi défaut).

« Indice » est le terme qui convient le mieux pour une telle entreprise, car les recherches d'un « collectionneur de mémoire anonyme » s'apparentent souvent à une mini enquête de police. Avant de les numériser, je pose les négatifs sur une table lumineuse et armé d'un compte-fil, comme un joaillier, j'examine les minuscules carrés et rectangles de gélatines argentique. J'observe que les voitures sont souvent immatriculées en Isère (38), qu'elles datent des années 1950. Un homme assis sur une chaise à côté d'une pile de pain fait semblant de croquer à pleines dents dans l'un d'eux. Je peux en déduire que le sac que porte la fillette contient probablement du pain. Ses parents ou des membres de la famille sont-ils boulangers, ou, épiciers, garagistes (« ici donnez vos commandes FUEL POUR TRACTEURS » annonce une pancarte) ? Tiennent-ils un café (je crois lire « BAR ») ? Qu'est devenue cette fillette ? Quel métier a-t-elle exercé ? Née dans les années 1950, elle est sans doute toutours en vie. Est-elle heureuse et se souvient-elle de cet instant ?

Plongé dans ce patient cluedo, j'arrive à recoller et identifier quelques pièces du puzzle, l'histoire muette d'une famille française en milieu rural, dans la France d'après-guerre. A l'enquêteur-collectionneur de lancer un avis de recherche à présent ? En publiant par exemple la photo sur le web ?..

Car cela a déjà porté, involontairement, ses fruits, avec cette image publiée il y a quelques années sur mon blog (un oncle photographié par un autre oncle), et que j'ai expédiée à la nièce de la personne à côté de Lille après qu'elle m'ait envoyé ce commentaire « Je crois savoir de qui il s'agit ») puis communiqué son adresse postal, et expliqué que son oncle Pierrot était un amateur passionné de photographie, qu'il avait ce jour-là fait le portrait de son frère toujours en vie, et que le commentaire à l'encre était de sa main. La photo est donc sortie de l'anonymat après y être tombé quelques années, et a réintégré le giron familial... 

 



Anonyme, "Je suis sérieux et j'y penses [sic],
Labesse [sic], juillet 1967." 
Epreuve gélatino-argentique
(Coll. Yannick Vigouroux # 699)





Voilà en effet ce que j'avais publié sur mon blog après avoir acheté la photo en 2007 :

Parfois, c'est avant tout la légende au dos du tirage qui fait fictionner la photo. En tout cas renforce, quand elle ne contredit pas, au contraire, le contenu strictement visuel . « Je suis sérieux et j'y pense. » a écrit pour lui-même, ou pour son/sa destinataire, l'homme qui se tient appuyé sur une barrière en bois. La pose est en effet plutôt guindée et hiératique. Est-ce cela le « sérieux », et la « pensée », l' « idée » du « sérieux » ? Faut-il comprendre la phrase au second degré ? Je l'ignore, mais l'individu se concentre avec une réelle conviction sur l'idée du « sérieux » ; il tente, à l'évidence, très sérieusement ou plus ironiquement, de l'incarner...

Je n'avais encore aucune connaissance du texte lorsque j'ai chiné la photo. Je n'ai découvert la légende qu'après coup, une fois rentré chez moi. Sur la brocante, je n'avais eu que l'intuition de cela, j'avais perçu ce que « disait » l'image, d'une manière encore floue, tout à fait confuse au milieu de autres clichés que j'ai acheté. Et cet homme, qui est pour moi un parfois inconnu, qui pourrait être en vie aujourd'hui (cette photo est plutôt récente) m'est sympathique, bien que j'ignore tout de sa vie et presque tout de sa personnalité : je sais seulement qu'il avait envie, grâce à la photographie, dans sa tenue vestimentaire décontractée mais pas négligée non plus, simplement classique et néanmoins confortable, d'incarner, sérieusement ou non, l'idée du sérieux.



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